Revenus et patrimoine :

Revenus et patrimoine : les Français selon l’Insee

La conjoncture récente ne simplifie pas la tache des statisticiens de l’Insee. En termes de niveau de vie, il semble que notre société se fragmente en multiples sous-catégories qu’il n’est pas aisé d’appréhender. Mais une constante s’affirme : la propension des populations les plus vulnérables à la pauvreté durable.

On se demandait pourquoi la lecture du dernier rapport de l’Insee [1], sur les revenus et le patrimoine des Français, nous faisait penser à Calvin and Hobbes, le célèbre cartoon américain qui relate les aventures quotidiennes d’un gamin turbulent et son tigre en peluche. La réponse se trouve dans les vignettes où Calvin dit à son père : « Je sais ce que je veux faire quand je serai grand. J’ai décidé de devenir millionnaire ». Le paternel se réjouit d’une telle ambition : « Ah bon, tu as intérêt à travailler dur pour gagner un million de dollars ». « Non, pas moi, répond Calvin, c’est toi qui dois travailler : j’ai décidé d’hériter » [2]. Les statistiques viennent confirmer les attentes insolentes de Calvin : les héritiers sont nettement plus prospères que les autres. Et il n’est pas seulement question ici des dynasties industrielles, bien que l’entreprise demeure le catalyseur inégalé de l’enrichissement. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en valeur brute, le patrimoine des ménages ayant reçu une donation ou un héritage se révèle presque deux fois plus élevé que la médiane de l’ensemble (étalonnée à 150 200 euros). La moitié de la population se trouvant au-dessus de ce seuil concentre 93% de la fortune globale : le pays est ainsi coupé en deux en termes d’actifs patrimoniaux. Une division qui coïncide avec l’expression des urnes et qui avalise l’ambition politique, obsessionnelle aux Etats-Unis mais souvent exprimée en France, de sédimenter une « classe moyenne » propriétaire de son logement. Car la résidence principale est le pilier du patrimoine ; en outre, le rapport de l’Insee souligne qu’elle constitue un rempart efficace contre le risque de pauvreté.

Autant d’arguments plaidant pour les donations aux enfants, afin de les aider à assouvir leur désir légitime d’accession à la propriété. L’évolution déjà ébauchée de la fiscalité sur la transmission plaide également en faveur de donations précoces, lorsqu’elles sont possibles sans mettre en péril la sécurité financière des donateurs. Au début 2010, 41% des parents ont aidé leurs enfants ayant quitté le domicile familial. La générosité intergénérationnelle semble par ailleurs héréditaire (les enfants ayant été aidés aident leurs propres enfants) et réflexive (14% des parents ont été soutenus par leurs enfants). Donnez et il vous sera rendu : à hauteur du tiers dans ce monde, pour le solde dans l’autre…

Avancée de la pauvreté

Le rapport, relatif à l’exercice 2009, n’apporte pas de bouleversements dans la distribution des patrimoines. Les disparités continuent d’être fortes, comme il est dit plus haut. Mais comparables aux années précédentes : parmi les ménages les plus aisés, les 1% les plus riches concentrent à eux seuls 17% du patrimoine total (les Américains de ce même 1% en possèdent plus du double, et captent près du quart des revenus globaux). A ceci près que l’écart se creuse entre les plus riches et les autres, en phase avec la tendance internationale d’hyper-concentration des fortunes. Sur les dix années écoulées, le rapport attribue logiquement la plus large part de la hausse à la performance des actifs immobiliers (on devrait probablement dire : des immeubles parisiens), celle des actifs financiers venant au second plan.

En termes de revenus, l’impact de la crise se fait déjà sentir en 2009, tout particulièrement sur les ménages les plus modestes : le niveau de vie du premier décile recule de 2,1% (contre une progression, modeste, de 0,4% pour le niveau médian). Cela donne 8,2 millions de personnes en situation de « pauvreté monétaire », c’est-à-dire disposant de ressources inférieures à 954 euros par mois. En dépit de la majoration des transferts et des allocations de chômage. Cela dénote une aggravation de la situation enregistrée pendant la période 2004-2008. Durant ces cinq années, il apparaît que 36% de la population ont été touchés par la pauvreté pendant au moins un an. Il s’agit nécessairement de personnes sans emploi ou occupant un emploi à temps (très) partiel ; parmi elles, 4 sur 10 n’ont connu qu’une « pauvreté transitoire » (douze mois consécutifs) et 3 sur 10 une « pauvreté persistante » (quatre à cinq ans). Cela fait quand même, au global, pas mal de gens qui sont restés sur le bas-côté : avec l’augmentation sensible du chômage et la tendance à la réduction des transferts, il est donc probable que la situation a, depuis lors, nettement empiré. Les déterminants de ces « trajectoires de pauvreté » sont identifiés : une sortie précoce du système scolaire, ce qui n’est guère surprenant dès lors que même les diplômés galèrent pour leur premier emploi ; des réserves financières faibles (ce syndrome affecte à-peu-près la moitié des ménages) et le statut de locataire, déjà évoqué.

Autant de facteurs sur lesquels, en termes d’action politique, il n’est guère possible d’intervenir qu’à long terme. Même si la propension à l’épargne est forte dans notre pays : un sondage récent (Sofres pour la banque ING Direct) montre que les ménages affecteraient prioritairement à l’épargne toute augmentation de leurs revenus. Encore faut-il que ces derniers soient suffisants pour assumer le quotidien… Tel est donc le message subliminal que délivre l’Insee au gouvernement : la tendance actuelle menace de déstabiliser une large part de la population. Ce qui crédibilise le diagnostic du Premier ministre : notre modèle républicain est peut-être en danger.

[1« Les revenus et le patrimoine des ménages » édition 2012. www.insee.fr, rubrique Publications et services.

[2In « Something under the bed is drooling », Warner Books, 2002

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